La Guinguette

Chez la jolie Rosette au café du canal
Sur le tronc du tilleul qui ombrageait le bal
On pouvait lire sous deux cœurs entrelacés
Ici on peut apporter ses baisers

Mal à l’aise, je me tortille tant la chaise de métal d’un vert tendre sur laquelle je suis assise est inconfortable.
A travers ma robe légère je sens les motifs floraux, joliment découpés dans le dossier, mordre cruellement ma peau.
Le soleil est aveuglant, le ciel paraît être blanc, presque translucide. Une brise bienfaisante caresse les arbres et les fleurs, souffle doucement sur les mèches rebelles de ma chevelure, je perçois sa respiration régulière et m’offre à ses effluves délicieusement parfumés.

Et je croyais déjà avoir tout embrassé
Mais je ne savais pas que tu étais venue
Et que ta bouche neuve en était tapissée

Un garçon vêtu d’un pantalon noir, d’une chemise et d’une veste blanche vient prendre ma commande.
- Un thé glacé s’il vous plaît.

La chance jusqu'ici ne m'avait pas souri
Sur mon berceau les fées se penchaient pas beaucoup
Et chaque fois que je tombais dans un carré d'orties
Y avait une guêpe qui me piquait dans le cou
Pourtant ma chance aujourd'hui elle est là
Sous la tonnelle verte de tes cils courbés
Quand tu m'as regardé pour la première fois
Ma vieille liberté s'est mise à tituber

L’endroit est charmant, une cabane de rondins au toit de bardeaux s’ouvre sur une prairie fraîchement tondue dominant une rivière paresseuse qui s’étire avec langueur.
De place en place, le long d’allées empierrées, sont disposés de petits réverbères blancs. Des tables ont été dressées sous les frondaisons d’arbres touffus prodiguant aux clients du lieu, une ombre salvatrice. Des rires et des conversations animées proviennent du parquet de bois servant de piste de bal aux amateurs de danse et aux amoureux enlacés étroitement se mouvant lentement sur des mélodies mélancoliques propices aux serments.

On était seul au monde dans ce bal populeux
Et dans une seule main j'emprisonnais ta taille
Tes seins poussaient les plis de ton corsage bleu
Ils ont bien failli gagner le bataille
J'aime le ciel parce qu'il est dans tes yeux
J'aime l'oiseau parce qu'il sait ton nom
J'aime ton rire et tous ces mots curieux
Que tu viens murmurer au col de mon veston

Le serveur revient chargé d’un plateau sur lequel trône mon verre de thé et une petite enveloppe épinglée sur un bouquet de fleurs des champs, il me tend l’un et l’autre en me disant :
- Si j’avais la chance d’être attendu par une si jolie demoiselle, je lui apporterais moi-même ces fleurs.
Je rougis en lui répondant que je craignais de connaître la teneur de ce message . . .
De nouveau seule, je laisse mes larmes couler sur mon visage prenant soin de cacher mon désarroi à toute cette joie ambiante, à tous ces rires, à tous ces bonheurs qui me semblent interdits.
Incrédule je relis les mots sans chaleur, si peu sincères m’assurant de l’incapacité de mon chevalier servant d’être en ma compagnie. Suivent les excuses convenues et les regrets feints cachant la peur de se retrouver seul avec moi, de s’engager dans une belle histoire, de faire communier nos esprits avant nos corps . . . Je suis novice en Amour, j’attends peut-être l’inaccessible . . . Je suis venue, pourtant . . . J’avais peur, entre l’envie et l’appréhension, le connu et l’inconnu . . . Je suis la seule coupable, coupable d’être complexe, coupable d’attendre ce que sans doute, nul ne peut me donner, je suis plus cérébrale que physique, ma peur est à la hauteur de mon ignorance . . .

Et je revois tes mains croisées sur ta poitrine
Tes habits jetés sur une chaise au pied du lit
Ton petit cœur faisait des petits bonds de sardine
Quand j'ai posé ma tête contre lui

Dieu, tu remercies Dieu ça c'est de toi
Mais mon amour pour toi est autrement plus fort
Est-ce que Dieu aurait pu dormir auprès de toi
Pendant toute une nuit sans toucher à ton corps

Mon bras glisse lentement le long de mon corps, ma main s’ouvre, le papier s’envole vers les couples tournant sur la piste, se posant un moment sur un bras puis, chassé, s’envole à nouveau pour se blottir sur une épaule, passant de l’un à l’autre, tournant avec eux, à un rythme effréné finissant par disparaître, aspiré vers les nuages par la chaleur de l’été . . .
Toute à ma mélancolie, je ne vois pas le garçon qui est revenu :
- Je peux vous offrir quelque chose ?
Je lève les yeux, il est habillé élégamment :
- J’ai fini mon service, accepteriez-vous de danser avec moi ?
- Merci, c’est gentil, mais je suis un peu triste, je vais rentrer . . .
- Je respecte votre chagrin, sachez que je ne voulais que danser, vous voir si triste m’a rendu triste aussi . . .
- Vous êtes un gentilhomme, mais je ne puis répondre à votre charmante invitation, merci, et pardon de vous avoir rendu triste . . .
Il se tait et me regarde partir sans un mot, la Loire coule paisiblement emportant avec elle un frêle esquif, morceau de papier maculé d’encre tel un visage en larme barbouillé de rimmel.
- Mademoiselle ! Vos fleurs . . .

Chez la jolie Rosette au café du canal
Sur le tronc du tilleul qui ombrageait le bal
On pouvait lire sous deux cœurs entrelacés
Ici on peut apporter ses baisers

Blue

Philippe ,

Peut-être, et seulement si tu le souhaites, pourrais-tu dire qui était Blue ou Laureline ?
Dont je connais les textes depuis quelques 5 ans environ grâce à un autre support fréquenté par le passé, toi bien davantage ...
Textes que tu sais faire revivre en nous les faisant découvrir ou redécouvrir .
Mais évidemment, si tu ne souhaites pas, fais comme si ceci n'avait pas été formulé .

Merci pour ces beaux textes et ceux à venir .

Je n'ai, jusqu'alors, jamais parlé de la genèse de cette grande et belle histoire.
Aujourd'hui, je veux lever un pan du voile sur les évènements qui m'ont conduit à me poser des questions au sujet de Blue (Laureline).

J'ai vécu une histoire d'amour avec la maman de Laureline, une histoire d'amour aussi brève que passionnée de Janvier 1979 à Mai 1979.
Elle s'appellait Nicole, aussi belle qu'intelligente, j'en suis tombé amoureux au premier regard, ce coup de foudre nous a frappé sans prévenir, j'ai passé cinq des plus beaux mois de ma vie jusqu'au moment ou elle m'a avoué être mariée et, sans préambule, mit fin à cette histoire.

Si vous connaissez la souffrance qu'on ressent dans ces moments vous comprendrez l'état d'esprit dans lequel je me trouvais. Plus rien n'avait d'importance, je ne devais la revoir que trois ans plus tard, entre temps, fin décembre 1979, j'ai appris la naissance d'une petite fille qu'ils avaient prénommée Laureline.

De dépit je suis parti travailler durant trois ans en Afrique centrale et en Afrique de l’est pour une célèbre multinationale. Cette parenthèse m’a beaucoup appris, j’ai vu l’indicible, j’y ai vécu des moments de grande intensité, j’y ai rencontré des populations généreuses, des sociétés millénaires aux valeurs si différentes des nôtres. Cette période m’a construit en partie tout comme mon chagrin d’amour m’avait détruit.

Je suis rentré en France la veille de Noël à la demande de ma famille qui ne m’avait que très peu vu durant tout ce temps. Dès mon arrivée j’ai reçu un coup de téléphone de Nicole qui me demandait si je désirais la revoir, j’acceptais donc un rendez-vous la veille de mon anniversaire (27 décembre).

Nicole me demanda de venir à son domicile, à Rennes, d’où je suis natif. Je me souviendrai toute ma vie de ce jour. Dieu qu’elle était belle. Elle me présenta son mari et ses trois grands fils, j’étais assez mal à l’aise, je me demandais la raison pour laquelle elle m’avait invité. Elle me prit par la main et m’entraîna dans une chambre où dormait un enfant, son époux et ses enfants ne semblaient pas surpris outre mesure.
Nicole réveilla la petite Laureline, je vous jure que mon cœur se serre encore aujourd’hui à cette évocation. La petite ouvrit les yeux, des yeux incroyables, uniques, couleur lilas, autant sa mère était blonde, autant Laureline était brune, une enfant magnifique, la petite me sourit et, à ma grande surprise se jeta dans mes bras. Nicole m’avoua que la puce était peut-être de moi et que sa famille était au courant de nos relations passées. Le monde se serait écroulé sur moi je n’aurais pas été plus choqué.

La nature est parfois joueuse, ma petite Blue est née un 28 décembre.

Merci .
J'ignorais la genèse de cette histoire .
De nature très discrète et pudique, je ne cherchais pas à la connaître .
Mais plutôt l'histoire seule de Laureline qui m'avait beaucoup émue .
Il y avait juste "un lien" qui manquait au puzzle si je puis dire .
Touchant ce message . Très .
Merci pour ta confiance Philippe .